L'évaluation individuelle à l'origine du mal-être chez France Télécom

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Les nouvelles formes du travail, caractérisées par la modulation individualisée de la gestion salariale, génèrent de manière croissante depuis une dizaine d'années des décompensations psychiques graves de nature autoagressive ou hétéroagressive. Les conséquences psychiques et sociales sont malheureusement catastrophiques. Pensons qu'en France près de 400 suicides sont directement imputables à une souffrance au travail, soit la même proportion que les décès dus à des accidents du travail.

La situation que connaît l'entreprise France Télécom depuis cinq ans, avec 23 suicides sur les dix-huit derniers mois, en est la triste expression. A ce chiffre s'ajoutent ceux des nombreuses tentatives de suicide, du personnel en arrêt-maladie pour dépression, et des multiples incidents qui émaillent le quotidien des salariés.

Cette situation était malheureusement prévisible, et de nombreux praticiens de terrain (psychiatres, médecins et inspecteurs du travail, liés par le secret médical, syndicats, responsables des comités hygiène et sécurité) et les salariés eux-mêmes la dénoncent inlassablement depuis longtemps, dans un silence politique quasi total. Et si la direction du groupe et l'Etat, actionnaire et principal employeur de la société, n'inversent pas la tendance, la situation ne fera que s'aggraver.

Sur le papier et dans les livres de comptes, la question est entendue : restructuration = rentabilité + compétitivité. Du point de vue des salariés, un maître-mot revient sans cesse : orientation client. L'organisation hiérarchique traditionnelle est peu ou prou remplacée par des mécanismes complexes faisant appel à une autonomie et une responsabilité croissantes des salariés, tels que la gestion en projets, la flexibilité horaire et géographique, la structuration en réseau, la multiplication des systèmes d'information interne, le flux tendu, l'évaluation individuelle des salariés. Un seul objectif, à tenir à n'importe quel prix et dont dépendent les nouvelles règles du travail : satisfaire le client. Sur le papier, ce renversement des façons de travailler est supposé rendre le fonctionnement interne et les processus d'innovation plus souples.

Or, douze ans plus tard, toujours du point de vue de la question salariale, le résultat est tout autre. Management par le stress, fixation d'objectifs irréalisables, injonctions paradoxales, mobilités forcées, restructurations, changements de métiers, détérioration des rapports entre salariés du fait des instruments individuels de mesure des primes, affaiblissement des instances collectives internes (syndicats, conseils d'entreprise) et atteintes à l'éthique et aux règles des métiers ne sont que les différents aspects d'un même processus de reconfiguration radicale des règles de travail. Dans ce contexte, l'individualisation de la gestion salariale est évidemment l'une des pièces maîtresses et éprouvées des nouvelles règles du jeu.

Les critères arbitraires du "savoir-être" et de "l'employabilité" sont évalués en plus du savoir acquis et du savoir-faire issu de l'expérience. Un double autocontrôle s'instaure : celui de chaque individu sur ses performances, et celui des équipes de travail sur chaque membre. Le modèle de l'autocontrôle (et la peur de perdre son emploi) gagne sur les deux tableaux : il court-circuite les tendances à former des contre-pouvoirs collectifs par l'individualisation des salariés mis en concurrence, et il déplace la responsabilité des dirigeants vers la pression incontestable de la "demande" et de la concurrence.

Dans ce contexte, il n'est pas étonnant qu'en cas d'échec, c'est logiquement l'individu qui trinque : il ne sait pas s'adapter, il a besoin de retrouver l'estime de soi, il a besoin de massages sur le lieu du travail, le tout assaisonné de tickets psy. Le risque est naturellement de tomber dans les pièges largement lucratifs de cabinets de conseils peu scrupuleux abordant ces questions sur un mode individuel et psychologique, questionnaires douteux à l'appui allant chercher les failles non pas dans l'organisation du travail mais dans celle de la vulnérabilité inhérente à l'humain. Les employeurs s'en sortent donc à bon compte : les parapluies, que disons-nous, les parasols sont ouverts !

Un autre piège réside dans l'impasse du harcèlement moral, procédure individualisante par excellence, mettant généralement en scène le "méchant manageur" trop zélé s'acharnant sur le "gentil" employé. Qui n'a pas en tête cette figure caricaturale qui a eu l'immense mérite de libérer la parole de milliers de salariés en souffrance, mais aussi d'occulter parfaitement les mécanismes plus globaux et plus complexes de l'organisation du travail. Dans le cadre d'une mise en compétition et d'une atomisation des salariés par les procédures d'évaluation, les mécanismes ponctuels de harcèlement ne sont que des conséquences. En aucun cas des causes.

Encore une fois, le constat que nous pouvons faire est à l'opposé de celui d'une généralisation de la souffrance, sous de multiples formes cliniques : renfermement, troubles du sommeil et du comportement, alopécies, crises d'angoisse, eczémas, jusqu'aux pulsions suicidaires et homicides. Et ce, sans antériorités psychiatriques connues, et quel que soit le statut hiérarchique des salariés et leur responsabilité.

Car c'est bien là que le bât blesse. Et tue. La souffrance au travail et son corollaire, le suicide, concernent tout le monde : cadres, techniciens, manageurs, secrétaires, tous niveaux de diplômes confondus. Il est impératif de tordre le cou à l'idée toute faite, malheureusement très répandue (et généralement par les responsables d'entreprise eux-mêmes), selon laquelle les individus poussés à cette extrémité seraient des personnes dépressives ou mélancoliques, incapables de s'adapter aux changements sur leur lieu de travail et rencontrant déjà des difficultés dans leur vie personnelle.

L'analyse des faits, les études réalisées par les spécialistes et les données remontées par les responsables syndicats ou les praticiens en charge de l'encadrement médical des salariés montrent au contraire que les personnes les plus vulnérables sont aussi, dans la majeure partie des cas, les plus engagées professionnellement. Ce sont généralement des employés modèles, investis de nombreuses responsabilités, donnant leur temps sans compter, empiétant sur leur vie privée, n'hésitant pas à travailler le soir, le week-end ou pendant leurs congés.

L'évaluation individuelle des compétences est encore une fois l'une des clefs pour comprendre ce phénomène. Tant que les résultats sont au rendez-vous, le stress généré par les nouvelles règles du travail se transforme en volonté de bien faire et se solde par un surinvestissement croissant du salarié dans sa vie professionnelle, récompensé par une reconnaissance hiérarchique, le plus souvent sous la forme de primes au mérite et de nouvelles responsabilités. Le jour où ces principes sont remis en question (par exemple, du fait d'une perte de responsabilités, d'une mutation forcée dans une autre ville, d'un changement d'équipe ou même de métier), l'univers de reconnaissance professionnelle et d'estime de soi dans lequel le salarié s'est construit s'effondre brutalement. Avec les drames humains que l'on sait.

L'heure n'est donc pas aux mesures-sparadrap, mais au contraire à la responsabilité et à l'action. Il y a urgence ! Il est évidemment trop tard pour s'inquiéter d'éventuels phénomènes de contagion ou pour lancer des procédures de formation en détection de souffrance au travail aux manageurs - dont ce n'est assurément pas le métier, soyons sérieux. Mais il est encore temps que salariés, syndicats, professionnels de la santé au travail et spécialistes de ces questions se retrouvent autour d'une table pour élaborer des solutions.

Grâce à l'écoute et grâce aux échanges interdisciplinaires, nous avons à produire une analyse de ce chemin causal aboutissant à ces drames, et à tout faire ensemble pour que la tendance s'inverse. Et ce, sans manichéisme qui réduirait l'individu à une sphère privée et à une sphère professionnelle. Voici peut-être l'occasion de remettre sur la table la question de l'obligation pour les employeurs de résultats en matière de protection de la santé physique et psychique de leurs salariés.

Rédigé par Marin Ledun (chercheur en sciences humaines et sociales et écrivain) et Brigitte Font Le Bret (psychiatre et médecin du travail à Grenoble).


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