Le pouvoir a l'art de se placer dans le déni de réalité

 

Du jamais-vu ! Dans l'histoire des mobilisations sociales des quinze dernières années, la contestation syndicale de la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy est sans précédent. Jamais, en septembre-octobre, période généralement peu propice aux grandes manifestations, on avait observé six journées nationales d'action consécutives d'une telle ampleur. Au soir du mercredi 19 octobre, François Fillon peut bien s'adonner à la méthode Coué en estimant que le mouvement social "plafonne, commence à s'essouffler ". Le pouvoir a l'art de se placer dans le déni de réalité.

 

Au-delà des querelles de chiffres, que l'intersyndicale CGT-CFDT-CFTC-CFE/CGC-UNSA-FSU-Solidaires, rejointe par FO, ait réussi à faire défiler, trois jours après la précédente journée du 16 octobre, plusieurs millions de personnes à la veille du vote par le Sénat du projet de loi, au moment où tout paraît bouclé, montre que l'essoufflement n'est pas encore au rendez-vous. Certes, le taux de grévistes est en baisse à peu près partout et le secteur privé reste globalement à l'écart. Certes, le scénario des grèves reconductibles - auquel l'intersyndicale n'a jamais appelé - n'a pas pris, sauf là où on ne l'attendait pas, dans les raffineries. Mais dans un pays où le syndicalisme est faible en adhérents, la mobilisation est de très haut niveau.

Jusqu'à présent, les syndicats ont réussi à préserver vaille que vaille, malgré d'évidentes divergences sur la réforme des retraites elle-même, une unité tout à fait inédite. Et surtout, ils bénéficient d'un soutien apparemment sans faille de l'opinion. Selon un sondage BVA-Absoluce pour Les Echos et France Info, publié mercredi 20 octobre, 59 % des Français se disent "favorables à ce que les syndicats poursuivent leurs appels à des mouvements de grève et à des manifestations après l'adoption du texte de la réforme des retraites par le Parlement". D'après un autre sondage Viavoice pour Libération, 65 % des personnes interrogées désapprouvent "la fermeté de Nicolas Sarkozy" face à la fronde.

Les syndicats peuvent toujours s'appuyer, six semaines après leur première journée de "rentrée" du 7 septembre, sur les deux carburants qui alimentent leur contestation : leur unité et l'adhésion de l'opinion. Mais la sortie de crise s'annonce délicate. Il y a huit jours, nombre de dirigeants syndicaux faisaient déjà du 19 octobre "la der des der", une sorte de baroud d'honneur avant le vote de la réforme. Mais l'entrée inattendue dans le mouvement des lycéens et le blocage reconductible des raffineries - où la fédération CGT de la chimie, opposée à Bernard Thibault, mène le bal en prenant soin d'organiser des votes à bulletins secrets - ont conduit, sur fond de rejet croissant de la politique de M. Sarkozy et du sentiment d'injustice qu'elle génère, à une radicalisation qui complique singulièrement la sortie.

Le 19 octobre, M. Sarkozy a jugé que "le plus grand débordement serait de ne pas faire mon devoir et de ne pas prévoir le financement des retraites". Mais le chef de l'Etat n'a fait aucun geste à l'intention des syndicats, aucune ouverture de dialogue alors que Laurence Parisot, la présidente du Medef, tout en exprimant l'exaspération des entreprises, a souhaité que "le climat s'apaise le plus vite possible". L'intransigeance de M. Sarkozy, désireux de montrer sa fermeté, et même son inflexibilité, à son électorat et de faire passer, quel qu'en soit le prix politique, sa réforme, est perçue par les syndicats comme une forme de mépris et nourrit la radicalisation.

Pour autant, le calendrier joue contre les syndicats. Le vote définitif de la réforme devrait intervenir au début de la semaine du 25 octobre, pendant les vacances de la Toussaint. Même si le gouvernement est rendu responsable du blocage des dépôts de carburant, une pénurie d'essence, si elle s'amplifie, risque d'être très vite impopulaire et difficile à tenir sur la durée. La fronde des lycéens, en congé à partir du 23 octobre, offre aux "casseurs" un terreau pour des actions violentes qui dénaturent le mouvement. En clair, le soutien de l'opinion pourrait commencer progressivement à s'effriter.

Dans ce contexte, l'unité syndicale va-t-elle tenir ? L'intersyndicale se réunit jeudi 21 octobre pour discuter des "suites" du mouvement. Seul Bernard van Craeynest, le président de la CFE-CGC, a jeté l'éponge, souhaitant "une pause". Tout en invitant M. Sarkozy à être "raisonnable" et à négocier, M. Thibault envisage "d'autres initiatives".

La FSU, Solidaires et même la CFTC récusent tout arrêt de la mobilisation. Et Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de FO, affirme que le vote du Parlement ne mettra pas fin à la contestation syndicale.

Le précédent du contrat première embauche (CPE) est évoqué. En 2006, Jacques Chirac avait innové : il avait promulgué la loi sur le CPE en indiquant qu'elle ne serait pas appliquée. Il n'y a aucune chance pour que M. Sarkozy suive un tel exemple. M. Thibault, qui ne veut pas être débordé par ses "durs", pourrait proposer une journée d'action la semaine prochaine.

François Chérèque, comme l'UNSA, est réticent mais il est déterminé à déjouer les calculs de M. Sarkozy et à préserver jusqu'au bout son alliance avec la CGT. Une "der des der" pourrait être programmée, début novembre, juste avant la promulgation de la loi.

 

(source : journal "Le Monde")

 

 


Tag(s) : #Réforme des retraites